Campagne 2009 : Peur(s) de fou(s)

Si on a longtemps cru que le fou avait un petit quelque chose en plus que les autres (voyant ? prophète ?), on semble aujourd’hui le considérer plutôt comme quelqu’un à qui il manque un petit quelque chose (une case ? une vis ?). N’étant jamais là où on l’attend, le fou fait peur, d’où les pratiques d’enfermement et de ségrégation à son égard. Le fou tue… peut tuer… va tuer… Il rejoint alors, dans l’imagerie de la terreur, le terroriste, le loup-garou, l’extra-terrestre, le sauvageon, l’étranger…

Les statistiques montrent cependant que le fou est plus souvent victime qu’auteur d’actes d’agression. Selon le rapport de la commission « Violence et Santé Mentale », dirigée par l’anthropologue Anne Lovell (2005), la prévalence des crimes violents envers les patients en psychiatrie est 11,8 fois plus élevée que dans l’ensemble de la population ; celle du vol est, quant à elle, 140 fois plus élevée. Les crimes de sang sont, eux, in fine devenus rares : en témoigne leur passage de la rubrique des faits divers à la une des journaux.

A qui la folie fait-elle peur?

La folie fait peur à ceux qui souffrent. Il y a l’angoisse que la perspective de la folie ne (re)surgisse, n’envahisse leur vie. Ils sont à la recherche de protection ; parfois ils fuient, ne veulent plus côtoyer les « normaux » par peur que ceux-ci découvrent leurs cicatrices (drôle d’allure, de comportement), au risque de préférer la solitude.

La folie fait peur aux familles des patients qui insistent dans les débats publics pour écarter le terme folie du vocabulaire, afin qu’on l’habille autrement, qu’on l’appelle maladie, terme moins lourd à porter socialement.

La folie fait peur au milieu psychiatrique qui se protège derrière les termes maladies mentales, troubles psychiques, comme s’il fallait définitivement abandonner la folie sous prétexte qu’elle ne constitue pas en soi un terme scientifique.

La folie fait peur au pouvoir politique ; des individus pourraient se faire passer pour fous et se soustraire aux peines prescrites dans nos lois, à la volonté politique.

La folie fait peur aux médias, qui ne savent comment l’aborder sans faire appel au sensationnel.

La folie nous fait peur, et elle le fait de manière tellement viscérale, tellement attenante à des couches inconscientes de notre vision du monde, que nous refusons parfois de la regarder en face, de l’évoquer, voire de la nommer.

Parlons-en!

Mais suffit-il de critiquer les croyances qui inspirent nos peurs pour qu’elles se dissipent ?

Le fou dérange, déstabilise. Par sa différence, il étonne, dépayse, met en danger. Il oblige à s’interroger sur la place qu’occupe l’altérité dans notre vie et sur celle que nous sommes disposés à lui accorder. Le fou, c’est le contraire du connu, du prévisible, du même. La peur du fou semble alors réveiller une peur bien plus profonde, la peur d’une étrangeté irréductible présente en chacun de nous – si l’altérité nous menace et nous terrorise, c’est peut-être parce qu’elle nous renvoie à notre propre ambiguïté.

Notre expérience est irréductiblement l’expérience d’un dédoublement. Un dédoublement entre une part visible et une part invisible de nous-mêmes. Au-delà de notre corps visible, quelque chose de notre intime identité se dérobe au visible (…) nous nous révélons doubles. Il n’est pas de culture qui ne se construise autour de l’interprétation de ce partage.


M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, Paris, 2002).

Que nous apporte cette peur si ce n’est qu’elle alimente le catalogue morbide des peurs sociales ou suscite chez le voisin d’un hôpital psychiatrique ou d’un centre de jour un réflexe de défiance ? Et si notre seule vraie défense contre cette peur consistait en son acceptation ? Penser cette peur, la problématiser, en avoir conscience pourrait aussi nous permettre de ne plus nous laisser surprendre et d’adopter des positions plus responsables afin d’envisager sereinement la question de la folie et de son traitement.

C’est qu’il serait trop facile, au nom d’une dangerosité potentielle, de s’isoler dans des réflexes sécuritaires : plus de surveillance des patients, plus de chambres d’isolement, plus de contrôles par caméras vidéo, bracelets électroniques, etc. Le véritable danger ne serait-il pas que cette peur nous paralyse ? Qu’elle nous fige dans une pensée réductrice, celle qui définirait la dangerosité comme un état « accroché » à certains types de personnes, de parcours ou de pathologies ; celle qui accepte qu’on fasse aux fous ce qu’on n’aimerait pas qu’ils nous fassent ; celle qui ferait de la psychiatrie une discipline uniquement prédictive, mécanique, canalisante, détournée de la souffrance du sujet ?

Les personnes atteintes de troubles psychiques, parfois en trop grande souffrance, ont le droit de pouvoir trouver sur leur chemin un réel espace thérapeutique plutôt qu’un lieu de garde, de seul internement. Les soignants nous le rappellent sans cesse : le soin psychique demande du temps, de la parole, du lien ; il ne peut se constituer dans la peur, l’enfermement ou l’unique médication.

Que faire, alors?

Certaines pistes valent la peine d’être étudiées.

S’intéresser aux soins plutôt qu’à la dangerosité

La loi italienne de 1978 a évincé de son texte le terme de dangerosité. Cela a entraîné la suppression du paradigme de l’internement sur lequel continue de se fonder l’état d’exception de presque toutes les législations nationales en matière de psychiatrie. A partir du moment où la loi commence à s’intéresser au traitement plutôt qu’à la dangerosité, comme dans le cas italien, un cadre complètement nouveau peut voir le jour dans le champ de la psychiatrie : un cadre où les décisions concernant les traitements relèvent d’un devoir éthique de soin et non plus d’un devoir légal de défense de la société. Cela ne veut pas dire que le traitement obligatoire (imposé contre la volonté de la personne) n’existe pas, mais il ne peut être décidé que pour des raisons de santé de l’individu, jamais pour des raisons de dangerosité qui menaceraient le contexte social.

L’expérience italienne indique que la redécouverte du sujet fou passe par le refus d’une clinique du déficit et par la capacité du thérapeute à accueillir la folie au moment il renonce à être séduit par un discours de maîtrise sur elle. Après plus de 25 ans d’application de cette loi, qui ne décide une hospitalisation sous contrainte que pour une durée limitée d’une semaine, on observe que ces hospitalisations sont rares et que l’opinion publique n’associe plus systématiquement troubles psychiques et crimes (voir l’enquête CCOMS menée à Trieste).

Des soignants mobil(is)es

C’est lorsque l’ancien se meurt et que le nouveau ne parvient pas à voir le jour que surgissent les monstres.


A. Gramsci, Lettres de prison, Gallimard, Paris, 1971

Depuis près de deux ans, l’association Similes Bruxelles – qui œuvre afin d’améliorer la qualité de vie des personnes atteintes de troubles psychiques ainsi que de leurs proches – réclame un service mobile.

En Europe, certains pays ont mis sur pied une aide médicale mobile spécialisée qui pourrait intervenir sur le lieu de crise, tenter de comprendre ce qui vit la personne troublée, dialoguer avec elle et négocier, en amont de l’hôpital, une alliance thérapeutique entre la personne, son entourage et les soignants. Ce type d’équipe mobile existe déjà en France (Equipe Rapide d’Intervention de Crise – ERIC) et en Grande Bretagne (Assertive Outreach Team).

Un rapport portant sur cinq mois d’activité du projet ERIC montre que sur 119 interventions, il n’y a eu qu’un seul rejet de l’équipe ; 68% des patients rencontrés ont pu être soignés à domicile et, en fin de suivi (d’une durée d’environ 11,7 jours), il n’a été constaté que 6% de rupture de suivi. Les compétences socio-médicales nécessaires à la formation de telles équipes existent en Belgique mais restent confinées au sein des institutions psychiatriques.

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