Campagne 2012 : Qu’est-ce qui fait soin?

Désireuse de finaliser une recherche-action entamée en 2000 et de produire un document qui pourrait rendre compte des représentations des personnes en matière de “santé mentale”, l’association RAPA – l’Autre “lieu” a souhaité constituer un collectif d’une dizaine de personnes sollicitées sur la manière dont elles appréhendent le soin en regard de leur propre parcours. La démarche se veut ajouter une valeur participative au projet via la production d’un document final, co-signé, destiné à être diffusé largement, tant aux professionnels du soin et de l’action sociale, qu’aux politiques et au public le plus large possible.

Faire de la recherche participative n’est pas une chose évidente, une telle démarche nécessite du temps, une espace de parole approprié, mais elle réinterroge toutes les conditions préalables au “faire ensemble”. A travers les différentes phases de travail du groupe, se dévoile le cheminement collectif, l’expérience du groupe.

Comment parvenir à une appropriation du travail par chacun ? Comment s’associer, se joindre, se mêler, coopérer ? Comment co-construire un savoir qui compte ? Comment produire un savoir légitime, valide, “Objectif ” ?

C’est qu’il faut garder à l’esprit qu’aucun savoir n’est jamais délocalisé, fixe, stable ou définitif ; il y a toujours une pluralité de lieux, de voix et d’échos. L’“Objectivité” d’un savoir a toujours affaire à la question de la vision. Derrière un savoir et le concept de neutralité qui lui est associé, il y a toujours une histoire, faite de rapports de pouvoirs, de normes et de valeurs dominantes. Que faire dès lors de la notion d’ “objectivité” ? Comment produire un savoir sans s’embourber dans des débats d’ordre perspectiviste, où tous les points de vue se vaudraient ?

Plutôt que de vouloir accéder à l’ “Objectivité” au sens propre du terme, il serait intéressant d’appréhender la possibilité d’un autre type d’objectivité : une objectivité “encorporée”; en ce sens, la proposition de la penseuse D. Haraway est précieuse : dans la continuité des épistémologies marxistes et féministes, Haraway milite pour la production de “savoirs situés”, c’est-à-dire des savoirs qui travaillent des pratiques théoriques assumant/réfléchissant leurs conditions matérielles d’élaboration.

A nous de faire le pari que l’“Objectivité” peut s’accroître dans le positionnement, c’est-àdire dans une posture non-neutre, dans un certain engagement à prendre une position visible. Pas question ici pour les chercheurs de décliner leur identité, célébrer ou critiquer leurs origines, mais bien de réaliser en quoi la situation dans laquelle ils peuvent être pris crée une perspective, une façon/capacité à voir le monde différemment. Il s’agit de s’appuyer sur cette capacité afin de faire d’autres découvertes et de fabriquer d’autres récits scientifiques/savoirs. Il est donc intéressant d’apprendre à voir en étant vu-e et non d’être un sujet de savoir qui prétend être un corps invisible à lui-même et aux autres, une catégorie non-marquée, complètement neutre pourrait-on dire.

Faire cela nécessite tout un apprentissage. Il faut des instruments, s’équiper. C’est qu’il ne faudrait pas, à force de démasquer les doctrines de la dite objectivité neutre (qui ne serait in fine qu’idéologies et jeux de pouvoirs), abandonner toute production de savoir. Car plus il est question de déconstruire les vérités/savoirs, de mettre en évidence la spécificité historique et le caractère contestable de celles-ci/ceux-là, plus il est difficile de se positionner dans l’envie de la production d’un savoir – qui ne serait pas juste un savoir où tous les points de vue se valent. Une issue se trouve dans l’insistance sur le positionnement, sur l’ancrage de toute construction de savoir : situer le savoir pour le rendre d’autant plus valide. D’où voit-on ? Avec quels outils/parcours voit-on ? Grâce à qui et à quoi voit-on ?

Au sein de notre collectif de recherche, aucun sujet ne se revendique d’une objectivité neutre mais “située”. Cette production assumée de savoirs situés (ancrés, localisés et connectés à d’autres) ne se fait pas dans une tour d’ivoire. Elle est toujours déjà engagée dans des luttes sociales menées au sujet de ce qui fait “science” ou savoir. Elle est nécessairement aux prises/en tension avec les institutions savantes et les réseaux de pouvoir qui y sont déjà établis. Soulignons le caractère aventureux de notre recherche/construction de savoir, et ce faisant, le potentiel émancipateur des sciences/des savoirs.

De la difficulté d’accompagner une personne de son entourage proche ou très proche

Via la maladie de mon mari, j’ai fait la découverte de tout un univers que je ne connaissais pas. Paradoxalement, ce parcours m’a fait prendre conscience de certains de mes fonctionnements trop axés sur les autres, sans prendre soin de moi. Et, c’est après avoir suivi moi-même une thérapie que j’ai pu faire un chemin commun dans le dédale de la “psychiatrie” en soutenant le plus efficacement possible mon mari. De plus, j’ai toujours été une citoyenne active et j’ai eu à cœur d’investir le soin en santé mentale dans tous ses aspects, aussi bien économique, social que politique.

Face à une personne que l’on aime et qui présente petit à petit les signes d’un comportement étrange, on se sent souvent dépourvu. Devant certains comportements excessifs, en dehors des normes admises communément à l’extérieur de la sphère privée, il s’ensuit généralement comme un sentiment de ne pas pouvoir gérer la situation. Il ne faut pas rester seul face au problème. Il est utile de pouvoir s’entourer de personnes qui pourront assurer un soutien tant thérapeutique que moral.

La première attitude à adopter est sûrement de pouvoir se tourner vers des groupes ou des associations qui peuvent orienter les aidants proches dans leurs recherches d’informations, de lieux d’accueil et de personnes ressources. Des groupes de Self Help peuvent aider à traverser les écueils et à partager des expériences similaires. En tant qu’aidant proche, il est également utile de pouvoir compter sur un soignant “proche”: un psychiatre ou un clinicien qui connait bien la personne qu’il accompagne, son environnement, les choses qui sont importantes pour elle.

Il est important que ce soignant puisse œuvrer au bien-être psychique de son patient en étant non seulement attentif au traitement prescrit mais surtout au temps de parole donné afin que le patient puisse trouver les clefs qui lui permettent de se comprendre, lui.

Un soignant “proche” est aussi l’allié qui va aider dans la coordination de la constitution d’un réseau de soin ; un réseau dans lequel l’aidant proche constitue un partenaire à part entière. Construire un réseau autour de la personne à accompagner, c’est s’entourer/mettre autour de la table des professionnels aux profils divers qui proposent une certaine articulation des références théorico-pratiques. C’est aussi profiter d’un soutien multidisciplinaire précieux et ceci, à domicile quand cela s’avère encore possible. Ce soutien peut prendre différentes formes (clinique, administratif, social, etc.) et constitue un relais sûr pour l’aidant proche qui a aussi besoin de souffler et de prendre soin de lui/elle.

Constituer un réseau de soin à domicile, c’est permettre à la personne de rester dans son milieu de vie et de l’adapter au mieux afin de pouvoir s’y rétablir sans devoir l’abandonner. La notion de milieu de vie est importante à défendre car il faut pouvoir être en mesure de proposer plus à une personne en trouble qu’un unique circuit de soin. Il faut pouvoir proposer un véritable “circuit de vie”, aux prises avec le quotidien, au-delà de l’unique problématique psychiatrique.

Etre aidant proche, traverser le trouble auprès d’une personne chère, expose inévitablement à plusieurs aventures. Ces dernières nourrissent l’expérience et permettent la constitution d’un bagage pratique utile à l’évaluation constructive de la prise en charge psychiatrique. Ce savoir d’expérience permet d’informer certains professionnels sur des modes d’interventions appropriés ou inappropriés. Il permet aussi un engagement citoyen sur les questions qui touchent de près ou de loin à la maladie mentale afin que chaque patient puisse trouver autour de lui des personnes et des lieux capables de l’accueillir tel qu’il est, avec toutes ses faiblesses et toutes ses richesses.

Esquisse d’une expérience

La souffrance psychique m’a touché personnellement et me concerne toujours mais avec un recul qui me permet de ne plus être dans l’émotionnel pur. Aujourd’hui encore, je m’interroge rétrospectivement sur les possibilités de choix (si j’en avais encore) que j’avais à cette époque et la rencontre – presque miraculeuse – avec des personnes ayant vécu une expérience similaire. Grace à eux, j’ai pu faire un chemin singulier de (dé)reconstruction.

La maladie mentale, et même physique, peut-être vue comme un parcours initiatique que ne connaissent le plus souvent ni ceux qui la traitent, ni ceux qui entourent la personne en phase de cheminement.

Dans ce voyage initiatique – quand il se déroule bien – on trouve les thèmes récurrents de la chute, de l’épreuve et du rétablissement. La chute liée aux ruptures vis-à-vis de soi et des autres ; l’épreuve de l’exil quand le voyageur devient étranger à son propre milieu d’origine ; le calvaire de la souffrance mentale et physique ; les doutes. Ensuite, s’enchaînent l’amélioration, la stabilisation et la réintégration par la reconnaissance et l’accès à une identité autre. De là, une nouvelle place sociale composée de compétences : savoir-être, savoirs et savoir-faire inédits.

Ces savoirs nés du vécu, voire de l’expertise du patient, font surface et interrogent la répartition de toutes les formes de pouvoir en santé, y compris celles du pouvoir soigner et du pouvoir décider.
Tout ceci n’est pas récent. En effet, c’est en 1943, au sein du mouvement des Alcooliques Anonymes, qu’ont été posées les esquisses d’un nouveau type d’échanges fondé sur des pratiques informelles entre patients. Ce modèle va s’étendre à d’autres groupes, comme les usagers de drogues dans les années cinquante et les personnes atteintes par le SIDA dans les années quatre-vingt. Ce phénomène s’est ensuite transposé en mouvements d’entraides et d’autonomisation des groupes d’usagers dans plusieurs autres pathologies et notamment en santé mentale.

Par contre, ce qui est récent, c’est la professionnalisation en santé mentale de cette expertise. Matérialisée par la dénomination de “Pairs Aidants”. Ceci n’est pas sans poser questions, craintes et engouements. Aussi bien au sein des professionnels de l’aide et de la santé, des proches et des patients. On peut déjà repérer quelques enjeux non-exhaustifs mais qui semblent importants :

– Comment la relation se transforme quand on passe d’un mode d’échange fondé sur l’entraide gratuite (don et contre-don) à une relation basée sur le salariat ?
– Si on prend le qualificatif d’“aidant”, on établit une hiérarchie entre une personne aidante, donc supérieure, et une personne aidée, donc inférieure. N’installe-t-on pas une relation de dépendance?
– En santé mentale, il y a divers types de pathologies et chaque parcours est singulier. Dès lors, sur quel fondement ces divers parcours peuvent-ils être généralisables et transmissibles ?
– Si le soignant n’est plus considéré comme le seul “expert”, n’y aura-t-il pas de nouvelles modalités de relation au sein du système de santé ; avec d’un côté, les médecins qui craignent des exigences irréalistes et de l’autre côté, les associations et leurs membres voulant à tout prix faire entendre de nouvelles prérogatives ?

Quoi qu’il en soit, dans cette nouvelle configuration, l’usager trouve un bénéfice personnel par l’augmentation de l’estime de soi et le travail entre pairs, améliorant ainsi, non seulement les symptômes de la maladie, mais aussi la qualité de vie personnelle, sociale et professionnelle. Il découvre aussi une réelle opportunité de développer des compétences nouvelles par une transformation de soi dans l’expérience de la maladie. Et de là, faire bouger les lignes de partage du savoir / pouvoir.

Entre émotion et subversion: Du travail de l’ambiance au mouvement institutionnel pensant

Cela fait quelques années qu’une partie de mon existence est plongée dans l’expérience de la psychiatrie, comme animée par cette découverte d’une dimension secrètement cachée en nous. Aujourd’hui, je cherche un moyen de produire, peu importe la forme, quelque(s) chose(s) que je porte en moi, qui grandit, se complexifie sans vraiment trouver de forme d’expression “entendable” et partageable.

“ Huit années durant, j’ai fait partie d’une équipe au sein d’un service de psychiatrie qui recevait des adultes dans un hôpital général. Trois ans après avoir quitté ce service, je peux dire avec le recul que nous (car c’était une expérience de groupe) avons vécu une histoire folle, un rêve, un cauchemar, une expérience intuitive de révolte, de désir de transformation, voire de révolution. “ Cette expérience alimente quasi toutes mes réflexions actuelles et tous mes désirs d’action. Pouvoir soumettre cette expérience à d’autres, c’est une chance. Une chance d’en faire un outil critiquable et critique afin d’avancer collectivement pour que cette expérience puisse servir et ne pas devenir un “simple” souvenir. Il y a eu pour moi la découverte d’une résistance logée à l’intérieur même de l’expérience pratique. Et cette résistance, qui m’apparait comme telle aujourd’hui, est issue de cette recherche intuitive d’une certaine forme d’“authenticité” ou de congruence entre l’observation, le vécu, l’émotion et l’expérience de ce qui fait soin dans une institution ou lors d’une rencontre humaine. »

Dans cette expérience-recherche, il s’agissait de repérer les éléments liés au quotidien, à nos pratiques professionnelles et autres qui pourraient avoir une action soignante. Petit à petit, cette question du soin s’est rapprochée de cette notion de “fonction soignante” liée à la thérapie institutionnelle mais aussi à celle du “prendre soin” ou de l’“attention” (J. Tronto et S. Veil). L’Attention donnée à l’autre et le souci de la place donnée à l’altérité sont devenus des axes de pensées qui ne nous ont jamais quittés.

Cette recherche est aussi partie du constat que l’apprentissage scolaire du soin est une base de départ insuffisante et trop déliée de la réalité pratique qui, elle, est construite par une grande part d’émotionnel, d’affectif, d’imaginaire et donc d’invisible sans mots.

Ce constat nous a poussés à chercher par le biais de la théorie, à étayer cet invisible que nous avons fini par appeler “ambiance”, vie quotidienne (en lien avec la thérapie institutionnelle). L’ambiance, c’est une multitude d’éléments visibles et invisibles qui rendent un lieu, une rencontre singulière ; c’est la fumée d’une cigarette accompagnée d’un rire, c’est le fond musical ou non d’un salon chaleureux et vieillot… L’ambiance, c’est ce qui fait qu’on se sente un peu chez soi ou étranger, c’est ce qui crée du mouvement dans un lieu ou au contraire c’est ce qui le fige.

Ce travail de l’ambiance et de la vie quotidienne nous a conduits petit à petit à la nécessité de penser et de créer une ouverture de l’hôpital vers la cité. Cette recherche d’ouverture n’était pas juste une utopie, elle se nourrissait de la pratique, par la recherche-expérimentale de ce qui fait soin au départ, de ce travail sur l’ambiance, où l’accueil joue un rôle fondamental. Sans le savoir, nous rendions possible le réveil d’une résistance entendue comme création et recherche constante de ce qui fait soin par l’“attention”. Ce voyage intuitif nous a poussés à questionner notre rapport au monde et à nous-mêmes.

La démarche s’ancrait dans le sol, comme les racines d’un arbre, pour ensuite se déployer de façon aérienne par cette possibilité de pouvoir vivre et tenir compte – sans trop d’autocensure – de nos émotions. Et cela, comme un outil du vécu à étayer sans cesse, dans le but qu’il subvertisse la pensée et l’agir institutionnel devenu habituel.

Des médicaments au service du patient

Suite au suicide d’un être cher et au regard de 41 ans de carrière en tant qu’infirmière, je m’interroge sur la manière dont sont élaborées les posologies médicamenteuses des patients psychiatriques. Et ce, dans leurs aspects les plus divers, tant toxicologiques que juridictionnels et légaux. Pourquoi/comment en arrive-t-on à un mal-être insurmontable ? Qu’est-ce qui a provoqué cette fin de vie déplorable ? Quelle est cette avalanche de circonstances qui ont conduit au nonretour? Comment éviter de telle(s) issue(s)? Une expérience négative ou positive nous permet d’avancer et d’éclairer les autres. Alors, j’ai voulu expliquer ma compréhension de la situation avec l’aide de mon expérience professionnelle et de personnes de référence qui m’ont aidée à ouvrir les yeux.

Quiconque passe un peu de temps en milieu psychiatrique découvre rapidement l’omniprésence des médicaments dans les traitements proposés. Ceux-là sont souvent prescrits en grande quantité, parfois à des doses massives, sans grande attention aux interactions et effets secondaires pourtant mentionnés sur les très larges notices rédigées par les firmes pharmaceutiques – qui se couvrent ainsi contre d’éventuelles poursuites en cas de problème.

Efficaces ou inefficaces, les médicaments/pilules semblent cependant occuper une trop grande place dans les prises en charge actuelles. Le temps réservé à la prescription paraît bien supérieur au temps réservé à la parole du patient alors que beaucoup d’usagers attestent qu’une prise en charge médicamenteuse seule ne peut contribuer à un éventuel rétablissement.

C’est qu’aujourd’hui, les médicaments sont partout dans les milieux de soin. Les représentants des firmes pharmaceutiques se présentent chaque jour auprès des généralistes et des spécialistes, tant à leur cabinet que dans les hôpitaux et les centres de santé, afin de leur présenter les toutes dernières molécules sur le marché – molécules qu’ils espèrent bien voir prescrire par un maximum de médecins soucieux d’être à la page/au goût du jour face à leurs tout aussi convoités confrères… Bref, les firmes pharmaceutiques sont des entreprises comme les autres, elles sont orientées vers la recherche de profit, et tentent par conséquent de rendre le plus indispensable possible la prescription de leurs médicaments.

Que cela ne nous empêche pas de garder les yeux ouverts. La médication est un moyen, pas une fin. Cela signifie qu’il faut rester attentif aux effets des substances prescrites. Les molécules n’ont pas une efficacité constante et indifférenciée : certains patients réagissent mieux que d’autres au même médicament. Toute prescription s’apparente dès lors à une forme d’observation minutieuse des avantages “gagnés” grâce à la molécule en regard d’effets secondaires contraignants. Tout cela conditionne des ajustements raisonnés de la part d’un médecin prescripteur au fait de la composition des médicaments proposés.

A ce titre, il ne serait pas inintéressant d’intégrer un toxicologue dans les équipes de prise en charge psychiatrique. Il pourrait informer les médecins sur certaines interactions malheureuses et participer régulièrement à des supervisions de prescription. Cela permettrait, en outre, aux médecins psychiatres de se réapproprier une fonction soignante plus complexe et plus digne que celle d’un simple prescripteur de psychotropes.

Il s’avérerait tout aussi judicieux de compter sur la dynamique que peut constituer une équipe en terme d’évaluation des effets positifs et néfastes d’un traitement. Après avoir passé plus de 40 ans comme infirmière dans le milieu hospitalier, il est aisé de comprendre l’importance des observations de chaque membre d’une équipe de prise en charge. Encore faut-il que cette dynamique d’équipe puisse exister au sein de centres de soin de plus en plus exposés aux visions managériales de leurs gestionnaires. En effet, parfois, priment des effets pervers au sein des équipes soignantes : certaines n’hésitent pas à adopter des pratiques qui privilégient leur propre confort au détriment de celui du patient.

D’expérience, et lorsqu’il n’y a pas de dérive, la parole de chaque intervenant compte et permet sans aucun doute de parvenir au meilleur traitement possible pour chaque patient.

Quand le désarroi est roi

Si je regarde en arrière après un peu plus de 10 années de travail en psychiatrie (principalement avec des personnes très démunies, souffrant d’autisme, de schizophrénie, parfois avec un handicap mental) et quelques expériences dans d’autres lieux où peuvent arriver des personnes en souffrance, il me semble utile de parler d’un désarroi dans le secteur, de ses marges et ses alternatives. Désarroi des personnes, des équipes ; ponctuel ou au long court…

D’abord, on s’engage dans ce secteur avec de l’espoir, un idéal, un enthousiasme mais aussi des balises et des points de repère. Le travail est difficile, il met l’humain à l’épreuve ; soit sous forme de crises ponctuelles intenses, plus ou moins fréquentes ; soit sous forme d’une lourdeur dans l’ambiance, d’un immobilisme ; soit l’équipe est larvée de conflits qui ne trouvent pas de lieu où se dire ; soit on ne sait plus ce qu’on fout là, “ Quel est mon rôle, ma fonction ? ”, etc. Il arrive, plus que ponctuellement et parfois très rapidement, qu’un intervenant voie son enthousiasme s’éroder, se fasse gagner par l’immobilisme institutionnel, ou, par des logiques de travail qu’à priori il ne cautionne pas, qu’un intervenant se fasse déborder par une situation, qu’il atteigne ses limites, commette un acte inacceptable, ou tombe en burn-out…

D’un côté, il revient à la personne de tout faire pour se ressaisir, prendre ses responsabilités : penser, parler, quitter, se référer à… Mais d’un autre côté, on pourrait s’atteler à comprendre ce qui dans ce secteur (et plus précisément les extrêmes du secteur, le travail parfois mal subsidié avec les patients les plus atteints) peut entraîner des gens formés et expérimentés à être gagnés par un désarroi dont l’institution ne peut les libérer. D’un lieu d’aide, de soins, de repos, de relégitimation, le secteur de la psychiatrie et de ses alternatives sont à risque de devenir un endroit où l’on entasse ces personnes, où l’on porte atteinte à leurs droits fondamentaux, jusqu’à devenir un lieu où le désarroi est roi.
Qu’y a-t-il de si dur dans ce travail ou de si inadéquat dans le secteur ? Pourquoi ce lieu met-il tant l’humain à contribution ?

Comment, lorsque de tels dysfonctionnements émergent – accidentels ou structurels, bruyants ou silencieux, violences, abandons, maladies et absentéisme – peut-on remobiliser une dimension de responsabilité ?

S’agit-il simplement de juger les travailleurs ? Ou bien pourrait-on penser que les travailleurs, nonobstant leurs responsabilités, sont engagés dans une entreprise dont les finalités sont mises à mal, dont les moyens sont inadaptés, pouvant être repensée ? Quelles sont les forces qui maintiennent des situations inacceptables dans l’immobilisme ? Peuton repérer des fondements idéologiques, représentations ou stéréotypes, qui viennent parasiter les finalités de la psychiatrie ou désorienter la formation des professionnels ? Ou bien des mécanismes économiques qui mettent à mal le bon déploiement du travail ? Comment faire entendre ces questions éthiques primordiales aux personnes qui ont le pouvoir d’amorcer un changement ?
Que dire lorsqu’une institution, informée de la pénibilité du travail et des dysfonctionnements individuels et collectifs qu’elle peut entraîner, met en place des leviers et des outils pouvant prévenir ou répondre à ceux-ci, mais qu’elle est dans l’impossibilité de réellement les mettre en place du fait du burn-out et de l’absentéisme ?

Si les professionnels eux-mêmes, dont le travail est d’aider les patients à retrouver leur légitimité propre, s’égarent et se délégitiment de par leurs actes, attitudes, positionnement, il ne faut pas que ces cloaques restent cloitrés dans l’obscurité et le silence. Il faut les ouvrir et en parler. Sinon ces lieux continueront à produire et banaliser une violence intrinsèque et de là, à être contre-productifs.

Le malade dans l’institution psychiatrique: le soigné à la merci du soignant

J’ai passé de nombreuses années de ma vie en milieu psychiatrique. J’y ai fait des allers-retours et j’ai pu faire une comparaison de l’accueil et des soins à 20 ans d’écart. Aussi, ai-je pu observer les multiples comportements adéquats ou non-adéquats dans les traitements des patients tant de la part du personnel soignant que des psychiatres. Mon vécu m’a permis d’acquérir une expérience que je peux transmettre et qui me permet en outre d’appréhender la relation soignant/soigné.

Dans une institution psychiatrique, le soigné est dans un état d’infériorité. Il a besoin du soignant pour s’en sortir. Un repère : l’uniforme blanc du soignant qui symbolise le savoir; d’emblée se manifeste la marque d’une inégalité de statut. Le soignant est celui qui sait, tandis que le soigné est celui qui ne sait pas. Le malade se retrouve dans une situation de dépendance. Il n’a alors plus le droit de définir sa maladie mais il doit se conformer au diagnostic du soignant. Il doit aussi se conformer aux règles de la structure qui l’accueille.

De par cette situation, il perd son esprit critique. Il peut s’ensuivre une dépersonnalisation du patient qui n’est plus à même d’exprimer sa volonté. Il peut même y avoir une mise en place de mesures de rétorsion – quand le patient fait des remarques – qui peuvent aller du simple blâme à la privation de congé.

Au cours d’un internement d’une certaine durée, il s’installe généralement une double dépendance vis-à-vis et du psychiatre et du personnel soignant.

D’une part, le psychiatre est celui qui nous permet de mettre un mot sur ce qui fait souffrir et entraîne une image dévalorisée de soi. Cela peut non seulement atténuer un sentiment de solitude mais aussi permettre de voir autrement ce qui nous fait souffrir. Lorsque quelqu’un va mal et qu’il se dit “c’est normal, je suis dépressif ”, ça peut être rassurant. Il stoppe toute interrogation par rapport à ce qui serait un comportement bizarre, inexplicable, angoissant pour certains. En utilisant des référents qui appartiennent au vocabulaire de soin, s’enclenche une dépendance par rapport à ce même discours de soin. La dépendance en question se porte alors vers les détenteurs de ces discours de soin.

D’autre part, le soigné se retrouve dans une institution qui a ses propres logiques de fonctionnement. Le soigné doit obtempérer aux règles internes. Il est en situation de dépendance visà-vis des soignants, des détenteurs de l’ordre établi au sein de l’institution. Ces situations de dépendance peuvent vicier la thérapie ; ce n’est plus un “aller mieux”, comme le conçoit le patient qui est visé, mais un “aller mieux” en accord avec les conceptions du personnel soignant.

Or, pour qu’une thérapie puisse se mettre en route il faut deux conditions : d’un côté un traitement médicamenteux prescrit par les psychiatres et contrôlé par le personnel infirmier ; de l’autre, une prise de parole chez le psychiatre. Il est nécessaire que la visite chez le psychiatre ne se fasse pas dans l’injonction d’un rappel à la règle vis-à-vis de la vie en communauté mais sur un plan médical. La prise de parole pourrait s’en trouver altérée car le patient cherchera à se justifier face à un discours moralisateur du psychiatre. Donc, si le patient déroge à la règle prescrite par l’établissement (énoncée par le psychiatre et mise en œuvre par le personnel infirmier), il y aura sanction qui peut aller jusqu’à l’exclusion où la mise en place de mesures plus fermes (hospitalisation et soins contraints) – conséquences catastrophiques sur la thérapie et donc, pour le patient. Souvent, dans ce genre de structure, où la maladie est entremêlée avec des directives de vie et des prescrits moraux – qui tantôt sont mis sur le compte de la pathologie, tantôt sur un dysfonctionnement comportemental – l’ordre social prime sur le soin.

Bref, ce sera toujours le patient qui sera inadapté aux règles de l’institution, qui elle, ne sera jamais remise cause.

Et ce serait de l’utopie de croire que l’on peut oublier l’institution car ça créerait du chaos et, de là, une impossibilité de maitriser les malades débordants. Ce qui est inconcevable, et pour un établissement psychiatrique, et pour la société qui ne peut l’accepter. S’il ne s’agit pas de supprimer l’institution psychiatrique, parce qu’elle sert de refuge aux malades débordants qui ne pourraient pas supporter la vie parfois trop dure à l’extérieur, il est ici question de mettre en évidence le fait qu’il est important que l’institution puisse se remettre en cause, qu’elle puisse réfléchir aux effets pervers qu’elle produit, parfois à son insu.

30 ans avant pendant et après…

Très tôt, j’ai senti et éprouvé que ce qui était dit pouvait être détourné et déformé. Ce qui m’impressionnait, c’était que cela pouvait aller jusque la méconnaissance profonde de l’autre. Ensuite, je me suis rendu compte que cette méconnaissance était parfois encore rendue plus difficile par le fait d’invoquer des références scientifiques, éthiques… Aujourd’hui, je me retrouve avec ces questions en train d’interroger encore et toujours ce malentendu et surtout, ce qui peut venir déformer, pervertir voire corrompre la rencontre et l’écoute de l’autre.

Lorsqu’on regarde l’évolution de la situation de la “santé mentale” en Belgique, on peut être optimiste mais on peut également être mitigé, voire pessimiste. On peut bien sûr dire que c’est le cas pour beaucoup de questions et en particulier pour ce qui concerne le respect, la dignité, la reconnaissance de l’être humain.

Tâchons de voir ce qui pourrait être spécifique à l’évolution de cette question de la normalité, de la folie, de la différence.

On pourra dire qu’il y a eu des avancées au niveau du droit, des concepts, de l’humanisme mais ces avancées avec le temps ont également montré que cela n’est pas sans poser de sérieuses questions mais aussi de sérieuses difficultés. Pour ce qui concerne le droit, on peut constater que c’est d’abord et avant tout les droits de l’homme qui sont mis en avant bien plus que ceux de groupes ou de collectifs… De même pour les procédures, celle de la médiation en particulier, qui, à vouloir privilégier la simplicité, ne tient pas toujours compte de la situation des différents protagonistes. Les droits des patients ont connu, eux-mêmes ces dernières années, des progrès mais ceux-ci s’inscrivent d’avantage dans une conception de “client” ou encore d’usager. Il faudrait pouvoir développer davantage ces critiques ; disons que pour ce qui concerne la reconnaissance et la dignité, ceux-ci ne semblent pas avoir été les enjeux cruciaux de ces avancées.

Quant à la psychiatrie hospitalière et ambulatoire, on a également assisté à l’apparition de termes qui étaient censés lutter contre les stéréotypes que véhicule la maladie mentale ou la folie. Ainsi, les termes de “santé mentale”, de “trouble” ou d’“usagers” semblaient sortir de l’équation “normal-fou”. Or, ce qui est apparu, c’est un certain usage de la norme… à la normalisation. Phénomène d’uniformisation de nos sociétés occidentales. Une des conséquences est que les citoyens laissent de moins en moins de place ou perdent l’habitude de côtoyer l’altérité. Ce qui fait que la personne troublée mentalement, qui veut vivre dans la cité, y trouve difficilement sa place. Mais ce qui me semble bien avoir été la référence principale, c’est celle de l’humanisme, de l’humanisation. Il s’agit bien de vouloir “être humain”. Or cette référence est bien celle qui pose bien des problèmes… En effet, s’il y a eu la disparition de certaines pratiques inhumaines… Qu’en est-il de vouloir être humain ? Qu’est-ce que c’est que d’“être humain” ? Et, le hors-norme ne bascule-t-il pas dans le non-humain ?

Ces considérations et cette dernière question ne doivent pas cependant nous faire plonger dans un pessimisme noir ou dans l’abandon de nos recherches. Au contraire, cela nous amène à de nouvelles questions cruciales qui dépassent le droit, la psychiatrie mais aussi le bon sens. Il ne s’agit pas simplement d’avoir une parole “libre” ou proche” ni de croire que la transdisciplinarité, la proximité ou l’évidence vont suffire à cerner la réalité. Il ne suffit pas de faire des audits, des enquêtes ou des sondages d’opinion pour “s’y croire”…

Il nous faut pouvoir mettre en place des lieux de parole et d’actes qui puissent prendre en compte ce qui dépasse, ce qui est inattendu, ce qui est excentré à nos attentes.

“La pensée créatrice s’allume en rencontrant l’inconnu, l’accident, le désordre, l’absurde et l’impossible.”

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